Les personnes en deuil ne trouvent pas facilement les mots pour exprimer ce qu’ils ressentent à leur entourage.
Fort de sa longue expérience du deuil, Christophe Fauré, psychiatre et psychologue, a écrit une lettre (1) à l’intention des proches afin de les aider à mieux comprendre et accompagner les personnes endeuillées. Dans cette lettre fictive – mais si représentative – l’être en deuil y prend la parole à la première personne.
« Il y a tant de choses que j’aimerais te faire comprendre et partager avec toi. Tant de choses qu’il m’est difficile de me formuler à moi-même mais que je ressens au plus profond de mon cœur.
Depuis le départ de…, tout a changé. Le sens que je donne à ma vie, ma relation aux autres, mes priorités… Tout est bouleversé. J’ai tant de mal à trouver de la lumière au milieu de ce chaos. Je suis en quête de nouveaux repères et, pour le moment, je n’en retrouve aucun. C’est comme si j’avais perdu le mode d’emploi d’une vie normale. Pour l’instant, je survis même si je fais des efforts pour ne pas trop montrer aux autres l’intensité de ma détresse. Comprends-le : je ne veux pas qu’on aie pitié de moi. Je ne veux pas les regards condescendants, ni les phrases convenues qui m’enferment dans un statut de « pauvre victime ».
Te donner des pistes afin de mieux m’aider
Je suis certes aujourd’hui fragile et vulnérable – comment pourrait-il en être autrement ? – mais je reste une personne qui a besoin qu’on la considère avec dignité, pudeur et respect, sans l’infantiliser, sans la prendre désormais pour une « petite chose ». J’ai besoin que tu m’encourages avec douceur et bienveillance et que tu me fasses confiance sur le fait que je vais traverser cette épreuve avec courage, même quand tu me verras au plus profond de ma peine et que tu croiras dans une impasse.
C’est pourquoi j’ai envie – j’ai besoin – de te parler aujourd’hui en vérité. Pour que tu saches ce que je vis. Peut-être aussi pour te donner des pistes, afin de mieux m’aider, si tu le souhaites. Ne le vis pas comme une contrainte ou une obligation. Vois-le plutôt comme le souhait de nous mettre en phase, toi et moi.
Une très longue convalescence
Jour après jour, j’apprends ce que signifie « être en deuil ». Comme pour tant de gens, ce mot « deuil » fait peur : on se sent soudain démuni face à une souffrance que rien ne semble pouvoir apaiser. Je pense que tu éprouves cela aussi, quand tu te retrouves face à moi. Je découvre également que le deuil est un processus – comme un processus de cicatrisation. Il va durer beaucoup plus longtemps que tu ne l’imagines. Il se mesurera en années. Le plus âpre à vivre n’est pas au début, juste après la perte, mais 6 à 10 mois plus tard, quand tout le monde pense, à tord, que « tout est réglé ». Non : c’est véritablement là que ma douleur se fera plus intense, plus lancinante mais elle sera plus souterraine, moins visible. Ainsi, n’oublie jamais que ce que je te montre – 6 mois, un an, deux ans ou plus encore… après ma perte – n’est pas nécessairement le juste reflet de ce que je vis intérieurement.
Un décalage entre l’intérieur et l’extérieur
Ce décalage peut t’induire en erreur, en te faisant croire que je vais mieux, quand, lors d’un dîner par exemple ou lors de vacances, je me surprends moi-même à rire aux éclats. Étrangement, je découvre que la joie et la plus profonde détresse peuvent coexister dans une même personne. J’ai donc besoin de ton soutien et de ton affection bien au-delà de ce que tu crois et de ce que tu vois. Cela ne signifie pas que je vais être au plus mal pendant des années, mais la cicatrisation de ma blessure va prendre beaucoup de temps. Je vais être comme en convalescence pendant très longtemps, même si, extérieurement, je semblerai « aller mieux », en te présentant un visage que je voudrai montrer serein.
Un épuisement physique et psychologique
Je croyais que le deuil, c’était la peine, mais je découvre aujourd’hui que le deuil, c’est avant tout l’épuisement – physique et psychologique. Un épuisement qui dure pendant des mois et souvent des années : je me sens sans cesse fatigué(e), épuisé(e), au bout du rouleau, alors que mon activité est parfois réduite au minimum. Je sais que ceci est normal au cours du deuil mais cela peut avoir une incidence dans ma relation avec toi, quand tu me proposes des activités.
Je sais aussi que parfois mon comportement te déroute : je refuse tes invitations, je n’ai envie de rien. Je suis parfois en colère contre la terre entière. Je me sens irritable, à fleur de peau, comme écorché(e), la peau à vif. C’est pourquoi je te réponds parfois brusquement ou réagis avec une agressivité que j’ai du mal à contenir. Comprends que ce n’est pas contre toi : c’est l’expression de ma détresse et de mon incapacité à « prendre sur moi ». Parfois, je n’y arrive plus car cela me demande trop d’efforts, alors que j’ai si peu d’énergie. Mais ne le prends pas pour toi, s’il te plaît.
Le nécessaire travail de deuil
Quand tu te sens démuni(e) face à ma peine ou à mes larmes, ne t’effraie pas. Ne te sens surtout pas obligé(e) de faire ou de dire quelque chose pour m’en sortir. Parfois, ta proposition d’une promenade en forêt ou au bord de la mer va tomber à plat car je n’aurai pas la force de sortir de la maison, mais ne te décourage pas : s’il te plaît, continue à me proposer des choses, même si je les refuse la plupart du temps. C’est la constance de ta présence et de tes propositions qui vont progressivement me reconnecter à la vie.
Quand je te parle encore et encore de ce que je ressens, de mon manque, de mon épuisement, ne crois jamais que je complais dans ma peine. Ce n’est pas le cas : j’ai appris que cette répétition en boucle de ce que je vis intérieurement – même si cela te semble parfois « malsain » ou peu aidant – est en fait nécessaire à l’intégration psychologique et émotionnelle de ma perte. C’est la même chose quand je regarde constamment les photos ou quand j’ai besoin d’aller très régulièrement au cimetière… Cela fait partie de ce qu’on appelle le « travail de deuil » (voir Les quatre tâches du travail de deuil). Ceci est sain et utile.
Sois juste toi avec ta présence silencieuse
Quand tu me vois pleurer, ou face à ma détresse, je comprends que tu te sens impuissant(e) et que cela soit difficile pour toi de rester en ma présence, mais s’il te plaît, reste. Ne me fuis pas. N’aie pas peur : le malheur n’est pas contagieux… Reste en silence auprès de moi ; prends-moi dans tes bras. Ne t’oblige pas à dire quelque chose de particulier pour m’apaiser. Sois juste toi avec ta présence silencieuse, ton regard, ton toucher. Très souvent, je n’ai besoin que de cela pour traverser mes heures sombres. Au bout du compte, n’essaie pas d’être une personne différente de celle que tu es : reste juste là, présent(e), attentif(ve), sans rien forcer, sans chercher à adopter des attitudes qui ne sont pas les tiennes.
Et aussi : n’aie jamais peur de« remuer le couteau dans la plaie » si tu me parles de la personne que j’ai perdue, en pensant qu’il est préférable de ne jamais mentionner son nom pour ne pas me faire du mal. C’est exactement le contraire dont j’ai besoin ! J’ai besoin que tu dises le nom de mon enfant, de mon compagnon, de mon parent… même des années après sa disparition. En vérité, je pense sans cesse à elle, même si mon esprit semble ailleurs. Une de mes plus grandes peurs est qu’on l’oublie, que plus personne ne se souvienne d’elle, et je te suis reconnaissant(e), au-delà de ce que tu peux imaginer, quand, au détour d’une phrase, tu mentionnes son nom, ou un souvenir, ou quoi que ce soit qui me montre qu’elle continue d’exister aussi pour toi. S’il te plaît n’hésite pas ! De même lors des anniversaires (de sa naissance ou de son décès, par exemple), tu ne mesures pas combien je suis touché(e) par un simple sms ou un petit mail de soutien, même des années après sa disparition : pas besoin de grandes phrases, juste me dire que tu es là, que tu penses à moi, à lui, à elle… Cela me suffit !
Ne te prive pas de me parler de ton bonheur
De mon côté, il faut que j’accepte que tu as le droit d’être heureux(se). Je dois apprendre à me réjouir de ce qui se passe de bon ou de beau dans ta vie, alors que la mienne est dévastée. C’est difficile de voir le bonheur des autres quand le sien a été dérobé. Mais, en même temps, ne te prive pas de me parler des belles choses de ta vie. Ne te limite pas face à moi : si je sais que tu es conscient de ma peine et que tu es précautionneux à ne pas nier mon malheur, je peux accueillir ce que tu as à me dire, même si cela me serre le cœur. Je sais que la vie continue et que je ne peux pas demander aux autres de mettre leurs vies en suspens parce que j’ai perdu quelqu’un d’essentiel dans mon existence. Cela va me prendre un certain temps avant de pouvoir t’écouter de façon paisible. Mais je vais y arriver : ceci est la promesse du processus de deuil.
Je sais que je te demande beaucoup. C’est réellement difficile d’accompagner quelqu’un en deuil ; j’en ai conscience, mais, s’il te plaît reste à mes côtés. J’ai besoin de ta présence, aussi discrète soit-elle. C’est ainsi que tu me manifestes ton amour, ton affection, ton amitié. Et tu verras : ceci rendra d’autant plus fort le lien qui nous unit.
Merci d’être là pour moi, comme je pourrais, un jour, être là pour toi.
Je t’embrasse.
(1) Extrait de Vivre le deuil au jour le jour, Éd. Albin Michel, édition revue et augmentée 2018, p. 365.